L’IA dans l’âge de la maintenance (1/2)

Hubert Beroche
10 min readJan 27, 2022

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Jim Capobianco, WALL·E

L’IA a-t-elle sa place dans l’âge la maintenance ? Pour essayer de répondre à cette question je vous propose d’abord de nous intéresser aux usages réparateurs de cette technologie. Nous essayerons ainsi de comprendre comment l’IA peut enrichir notre présence monde et rendre possible une maintenance participtive.

L’âge de la maintenance

Dans son dernier ouvrage, Durer : Eléments pour la transformation du système productif, Pierre Caye accorde une place centrale à la maintenance. Et pour cause, face à la complexification croissante de nos systèmes productifs la maintenance est ce qui permet, littéralement, de tenir. En ce qu’elle répare les choses et préserve le monde, elle est la part néguentropique du travail. A cet égard, la maintenance inscrit nos sociétés dans la durée.

Bien qu’essentielle, cette activité humaine est pourtant invisibilisée. Dans nos récits contemporains, la figure du « disrupteur » est ainsi largement préférée à celle du réparateur. C’est même toute une partie de la richesse générée par la maintenance qui est occultée au profit de la “destruction créatrice”. En effet, comme le remarque l’anthropologue Shannon Mattern [1], la valeur économique issue du « care » n’est que faiblement comptabilisée dans nos PIB.

Pour réparer cette injustice et accompagner la transformation du système productif tel que souhaitée par Pierre Caye, le dernier numéro d’Usbek et Rica propose d’entrer dans « l’âge de la maintenance » : « nos structures se dégradent à grande vitesse et nos appareils sont programmés pour être obsolescents. Pour sortir de cette impasse, la maintenance doit devenir un enjeu stratégique » (Usbek & Rica).

Nina Katchadourian, Mended Spiderweb #19 (Laundry Line), 1998, from the series Mended Spiderwebs. [Courtesy of the artist and Catharine Clark Gallery]

L’IA : un outil réparateur ?

On remarquera, et Pierre Caye ainsi qu’Usbek & Rica insistent suffisamment dessus dans leurs textes respectifs, que la maintenance a une valeur éminemment écologique. Réparer, recycler et réutiliser c’est, par définition, œuvrer pour une économie circulaire. De manière encore plus fondamentale, maintenir c’est transmettre un monde habitable et désirable. Autrement dit, c’est favoriser « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs » (Brundtland).

Pierre Caye et Usbek & Rica proposent déjà plusieurs solutions pour entrer dans l’âge de la maintenance. L’auteur de Durer plaide notamment en faveur d’une patrimonialisation des biens et des actifs (afin de favoriser les stocks aux flux), d’un revenu rétributif [2] (pour élargir la compatibilité nationale aux nombreuses activités du « care » non comptabilisées par les économies car non destinées à la consommation) et défend la notion de responsabilité sociale et écologique (en ce qu’elle assoit juridiquement la raison d’être d’une entreprise et, par conséquent, contrebalance sa gouvernance actionnariale et court-termiste). De son côté, Usbek & Rica propose trois mesures juridiques : assigner une personnalité juridique aux infrastructures, donnes des droits aux objets ainsi que des devoirs aux utilisateurs et instaurer un tribunal pour décider de l’existence d’entités (tels que le vivant, les générations futures, les communs,…).

Nous aimerions ici s’interroger sur ce que pourrait également apporter l’Intelligence Artificielle (IA) dans cet âge de la maintenance. Au premier regard, la démarche peut paraitre surprenante, voire paradoxale. L’IA est, à bien des égards, une « technologie de rupture ». Or utiliser cette technologie pour disrupter la maintenance et mieux réparer ne serait-ce pas aller précisément à rebours de l’âge de la maintenance ?

Avant de répondre à cette question il nous faut remarquer que Steven Jackson définissait la réparation comme « les actes subtils d’attention par lesquels l’ordre et le sens des systèmes sociotechniques complexes sont maintenus et transformés tandis que la valeur humaine est préservée et étendue. C’est un difficile travail d’adaptation aux circonstances variées des organisations, des systèmes » [3]. Par conséquent toute maintenance n’est pas réparatrice. Lorsqu’elle est aliénante, standardisée ou entropique la maintenance dégénère.

On voit aisément comment l’IA pourrait être anti-réparatrice en invisibilisant (encore plus) les infrastructures et la maintenance pour mieux optimiser les flux. On pressent déjà que, mal encadré, l’IA produira des mainteneurs sans présence au monde ni savoir-faire [4], des travailleurs qui se contenteront de colmater les plaies d’une réalité qu’ils ne comprennent plus car ils en auront perdu l’usage et le sens. Autrefois acte subtil d’adaptation, la réparation deviendra alors une tâche mécanique et automatisable.

Peut-être est-ce parce qu’ils partagent cette intuition qu’Usbek & Rica n’aborde pas une seule fois l’IA dans son dossier et que Pierre Caye ne mentionne cette technologie qu’au début de son chapitre dédié à la maintenance, précisément pour désamorcer le mythe d’une société de loisir car libérée du travail.

On comprend donc qu’il ne suffit pas de montrer que l’IA peut « optimiser la maintenance » pour témoigner de sa contribution à l’âge de la maintenance. Il nous faut plutôt s’intéresser aux usages par lesquels cette technologie peut préserver, voir enrichir, notre capacité à maintenir les choses et ménager le monde. Autrement dit, nous souhaitons ici analyser dans quelle mesure l’IA peut devenir un outil réparateur.

Rendre visible l’invisible

Dans leur dossier consacré à l’âge de la maintenance, Usbek & Rica constate que les actions liées au « care » et à la réparation sont trop souvent occultées. Il faudrait donc commencer par « rendre visibles les invisibles » (Usbek & Rica) pour espérer mettre la maintenance au cœur de notre système productif.

En réalité, ce ne sont pas seulement les mainteneurs et activités du « care » qui sont invisibilisées dans nos sociétés. Les infrastructures qui bénéficient de ces soins sont elle-même dissimulées, camouflées. Bien qu’elles supportent l’activité quotidienne des villes nous n’avons, pour la plupart, pas conscience de la vie et de l’activité de ces infrastructures urbaines.

« Savez-vous où se trouve le nœud de répartition optique qui vous permet d’avoir la fibre chez vous ? » questionne l’architecte Soline Nivet. Nous pourrions poursuivre son questionnement : savons-nous où se situe le réservoir de stockage d’eau potable le plus proche de chez nous ? à quoi ressemble le réseau d’égout ou le réseau électrique de notre quartier ? Si ces questions peuvent paraitre incongrues souvenons-nous qu’au « XIXe siècle on visitait le dimanche les égouts en barque et en famille, qu’on se pressait par millions pour voir les monuments à l’électricité aux Expositions Universelles » rappelle Soline Nivet.

Palais de l’électricité à l’exposition internationale de 1900 à Paris

Entrer dans l’âge de la maintenance c’est donc, aussi, redonner à voir les infrastructures urbaines. Sur ce sujet, le Think Tank Urban AI a collaboré avec l’Institut Français du Design, Nantes Métropoles, la Métropole Nice Côte d’Azur ainsi que 3 écoles de design pour imaginer des interfaces sensibles qui incarnent des données urbaines. L’enjeu était de déployer une poétique de la donnée pour lutter contre la logique surveillancielle de la Smart/Safe City et recréer un dialogue urbain. Il s’agissait donc de privilégier l’usage sur l’échange en matérialisant des flux de données, normalement invisibles. Enfin, la dernière contrainte imposée aux étudiants était de ne pas utiliser d’écrans comme support d’information et d’intéraction avec l’environnement urbain.

Parmi les projets qui ont émergé, trois étudiants ont proposé de donner corps à des données récoltées par Nantes Métropoles sur la Loire en utilisant des bulles d’eau sur le miroir d’eau, à Nantes :

Projet Villes Invisibles, crédits :École de design Nantes Atlantique
Projet Villes Invisibles, crédits :École de design Nantes Atlantique

Chaque bulle d’eau incarne une donnée différente de la Loire (niveau de l’eau, pollution chimique, température et pollution organique). Par ailleurs, il est intéressant de remarquer que les données sont interfacées par un matériau low-tech (l’eau). Ici, les bulles d’eau ne se contentent pas d’incarner des données urbaines, elles (re)donnent à voir la Loire. Elles éveillent la vigilance du passant à l’activité et aux humeurs du fleuve.

Il a souvent été noté que l’acte de la maintenance commence par l’attention que l’on porte à son environnement, qu’il embrasse « l’art de remarquer » (« the art of noticing » [5]). Les interfaces sensibles peuvent nous aider à cultiver cet art. Que ce soit en matérialisant des données en temps réel ou prédictives, les interfaces sensibles peuvent surprendre notre regard et changer notre rapport à la ville [6].

Cette logique peut s’appliquer à de nombreuses autres infrastructures : réseau d’égout, réseau d’électricité, stockage d’eau potable, … En révélant les entrailles de ces infrastructures, les interfaces nous invitent à prendre soin du monde. Voir une surconsommation d’électricité ou une pollution chimique excessive de l’eau nous contraint à réagir (c’est d’ailleurs un procédé bien commun que d’afficher la consommation énergétique aux gérants d’un bâtiment pour les nudger et réduire leur consommation d’électricité). Lorsque la réalité se révèle, qu’elle s’impose à nous, on ne peut plus dire « je ne savais pas ». Rendre visible l’invisible c’est donc réintroduire un principe de responsabilité entre nous et les choses. C’est cultiver une éthique du regard et « réinvestir le sensible comme partage» (Olivier Aïm). Alors seulement, il devient possible d’habiter le monde.

Habiter le monde

Nous disions plus haut que la visibilité des choses ou du vivant favorise leur réparation ou leur soin. Un exemple vient parfaitement illustrer ce phénomène : a Geysteren, aux Pays-Bas, des capteurs mesurent en temps réel le taux d’humidité des sols. Les données récoltées sont analysées pour déterminer si les arbres du village ont besoin d’être arrosés. Ces informations sont ensuite affichées dans l’un des cafés du village où des sceaux d’eau sont également mis à disposition. Les clients du café peuvent ainsi arroser les arbres du village lorsqu’ils en ont besoin. Le succès est tel que la municipalité n’a désormais plus à assumer cette fonction et que ce sont désormais les citoyens qui prennent soins de leurs arbres.

Le cas de Geysteren est d’autant plus intéressant que nos villes seront vraisemblablement amenées à accueillir encore plus de biodiversité et de végétation dans les années à venir. Dès lors, l’IA pourrait non seulement contribuer à affiner notre sens du soin mais aussi à en faire une pratique participative, presque citoyenne. Généralisé, cet usage permettrait à chacun d’entre nous de prendre soin de son quartier.

On peut également s’interroger sur la possibilité d’étendre cette pratique aux choses de la ville. Le café du coin pourrait demain vous indiquer le mobilier urbain, les façades voire les vélos en libre-service qui nécessiteraient d’être réparés. Auquel cas, une telle IA ne se contenterait pas simplement de faire remonter les craquelures et dysfonctionnements de la ville [7], elle en analyserait la dangerosité afin de proposer une classification entre des interventions citoyennes et expertes. Les interventions les moins dangereuses ou critiques seraient ainsi laissées aux soins des citadins. En plus de composantes technologiques d’IA, une telle pratique nécessiterait également un changement de culture et de paradigme économique. Mais en combinant cette proposition avec l’idée d’un Revenu Contributif, il serait possible de rémunérer ces réparations citoyennes et de constituer ainsi un incitatif financier pour actualiser notre condition de « maintainers en puissance » (Usbek & Rica). A la manière de l’artiste Jan Vormann qui panse les cicatrices des villes avec des bouts de lego, chacun d’entre nous pourrait alors prendre soin de son environnement urbain et réparer les choses qui l’entourent.

Oeuvre de Jan Vormann
Oeuvre de Jan Vormann

Les citoyens de Geysteren et Jan Vormann partagent une caractéristique fondamentale : ils habitent le monde. Habiter, dira Ivan Illich, c’est « demeurer dans les traces que laisse notre vie et par lesquelles nous remontons toujours dans la vie de nos ancêtres » [8]. Que ce soit par les racines d’un arbre ou dans les interstices de la ville, les citoyens de Geysteren et Jan Vormann impriment « leur existence sur l’espace humain » (I. Illich) . Chacun d’eux peut dire que la ville qu’ils maintiennent est aussi la leur [9]. Par cette co-construction la ville devient un héritage malléable — car ouvert aux bifurcations — et non un produit fini destiné à la consommation. En ce sens, le soin et la réparation sont des actes signifiants et engageants. Signifiants car ils portent le dialogue urbain. Engageant car le mainteneur dépose dans la ville une morceau de lui-même et emporte avec lui un fragment de ville.

[1] Maintenance and Care, Shannon Mattern

[2] Théorisé par B.Stiegler, le revenu rétributif rémunère les services qui constituent une externalité positive qui contribuent au bien être de la collectivité. Comme le fait remarquer Pierre Caye dans Durer, l’allocation familiale est par exemple une forme de revenu rétributif.

[3] Rethinking Repair, Steven Jackson

[4] The End of Theory, Chris Anderson

[5] : Anna Lowenhaupt Tsing dans Usbek & Rica n°34

[6] Le care & repair pour envisager l’avenir du design urbain, Etienne Riot

[7] : Sur ce sujet, le rapport Urban AI présente plusieurs cas d’usage où l’IA est utilisée pour faire de la maintenance augmentée ou prédictive sur des infrastructures, des actifs immobiliers et du mobilier urbain.

[8] :H20, les eaux de l’oubli, Ivan Illich

[9] : En ce sens, la maintenance est un “droit à la ville”

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Hubert Beroche
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Written by Hubert Beroche

Founder of Urban AI / Co-founder & President of AI for Tomorrow

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